by Émile Verhaeren (1855 - 1916)
Le Ménétrier
Language: French (Français)
Au coin du cimetière, Où les anciens sont enterrés, Un bout de croix, un peu de lierre, Avec un nom : Miserere. Miserere Était un grand ménétrier, Avec un vieux violon rouge ; Miserere ! Miserere ! Qui trimballait sa vie et son métier, De ferme en ferme, de bouge en bouge, Et qui faisait virer, Miserere ! Les gars et les bouviers carrés Avec les gouges rondes et rouges. Son archet clair mordait les cordes, Comme les dents des amants mordent ; Son violon, où s’acharnaient ses doigts, Était pour lui Celle dont son cœur avait fait choix, la nuit, Parmi les hordes Des couples gras et macérés Dans la sueur de leur bonheur ; Miserere ! Il enlevait du sol la danse, Par blocs entiers de danseurs lourds, Il la berçait de son amour, Il la roulait dans sa démence, Il haletait, ainsi qu’un chien lié, Ainsi qu’un chien jappant, au centre Du branle ardent et orageux des ventres ; Il remuait des reins, il tapageait des pieds : C’était un maître, — et les villages Au temps d’été où les fêtes font rage Le long du vieil Escaut flamand, Se disputaient son art rouge et gourmand De liesse immense et de fureur balourde. Les commères l’aimaient : Ses bourdes lourdes D’un rire énorme les pâmaient ; Ses mots salés les fondaient en délices : Elles riaient de joie et se tapaient les cuisses À l’entendre narrer les fredaines Du légendaire capitaine Qui cultivait des fleurs aux plis de sa bedaine. Il trépassa, tel soir de fête Quand s’ameutaient au loin la danse et ses tempêtes. On enfouit profondément son corps. Mais, chaque année, au jour des morts, Miserere sortait de la terre bénite Pour célébrer le deuil, suivant son rite. Un échevin rentrant fort tard chez soi, L’avait surpris, livide et froid Dans les chemins du cimetière. Il réveillait les trépassés au fond des bières : Judoca Vet au cœur de braise, Ursula Knolle Massive en seins, leste en paroles, Et Wanne et Mie, et le sonneur, Et Sas Terbanck, la grande trogne, Et Sus Pullinckx, le doux ivrogne, Et Lamme-Jan, et Pieter-Nol le ramoneur Dont la voix sourde et bruinée Chantaient là-haut, au bord des vieilles cheminées. Voici : Comme des rats et des souris, Les morts trottaient en linceuls gris Autour des tombes remuées. Les belles chairs en charognes muées Les seins flasques, les ventres lourds, Se démenaient encore, autour Du vieux ménétrier dont s’allumaient les rages. Ses dents blanches illuminaient tout son visage. Pour violon, il empoignait sa croix, Il la raclait avec un os. Sa voix Comme autrefois criait aux filles et aux drilles : « Brûlez vos corps au feu de mon quadrille ; Chauffez, léchez et mordez-vous ; Les fous sont rois, les morts sont fous ! » Ils sont tous là, carillons d’os, Qui se cognent du ventre et se poussent du dos. Miserere les bat avec la trique Formidable de sa musique. La neige étant venue à choir, Loques blanches sur le sol noir, Leur sauterie est comme un sacrilège Bondi, hors de la terre et de la neige. Le bourg sommeille au loin et n’ose pas Les surveiller dans leur sabbat. Le rut gagne, de proche en proche ; Les dents mordent et les côtes s’accrochent ; Des nerfs et des muscles crispés, Pendent rompus, pendent coupés, Au long des couples fous qui piétinent leurs tombes. Bloc par bloc, les coups du minuit tombent, Mais rien ne ralentit l’assaut rageur De Jan Terbanck, ni du sonneur ; Ils sont les brigands noirs, lâchés parmi la fête Et la terreur de ces tempêtes ; Ils n’ont aucun dégoût, aucun remords, La vie étant mangée, ils entament la mort. Mie et Wanne, comme autrefois, au fond des bouges Sont leur butin et sont leurs gouges ; Judoca Vet tient au vieux Nol Comme les racines plongent au sol ; Ils se bourrent de coups pour se distraire D’avoir dormi si mornes sous la terre, Tandis que dans un coin, Lamme, le tors. Tente Ursula pour qu’elle se donne À sa luxure âpre et bouffonne, Avec les trous de tout son corps. Miserere, sous la neige qui pleure, Fouette ainsi, pendant des heures, Sa propre rage en la rage de tous. Sa peine et son chagrin se sont dissous À voir ces ruts et ces gaîtés posthumes Que sa tristesse exhume, Rire du désespoir et se moquer du sort. Les flocons blancs tombent si fort, Que leur danse, dans les ténèbres, Se mêle immensément à la danse des morts, Et multiplie à l’infini Le branle fou des kermesses funèbres. Enfin, quand parait l’aube, Et que l’exact et probe Benedictus, sonneur et sacristain, Ouvre l’église, le matin, Les morts à la hâte reviennent Vers leurs tombes quotidiennes ; Les uns en bandes et d’autres seuls, Avec un pâle et frais linceul De neige, autour des côtes. Et le ménétrier est comme un hôte Qui mène à leur couche, chacun De ses pâles et vieux amis défunts. Au coin du cimetière Où les anciens sont enterrés Un bout de croix, un peu de lierre, Avec un nom : Miserere.
Confirmed with Émile Verhaeren, Poèmes légendaires de Flandre et de Brabant, Société littéraire de France, 1916, pages 167-173.
Text Authorship:
- by Émile Verhaeren (1855 - 1916), "Le Ménétrier", appears in Poèmes légendaires de Flandre et de Brabant, no. 16, first published 1916 [author's text checked 1 time against a primary source]
Musical settings (art songs, Lieder, mélodies, (etc.), choral pieces, and other vocal works set to this text), listed by composer (not necessarily exhaustive):
- by André Souris (1899 - 1970), "Le Ménétrier", 1918 [ men's chorus ] [sung text not yet checked]
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