Moi qu'un petit enfant rend tout à fait stupide, J'en ai deux ; George et Jeanne ; et je prends l'un pour guide Et l'autre pour lumière, et j'accours à leur voix, Vu que George a deux ans et que Jeanne a dix mois. Leurs essais d'exister sont divinement gauches ; On croit, dans leur parole où tremblent des ébauches, Voir un reste de ciel qui se dissipe et fuit ; Et moi qui suis le soir, et moi qui suis la nuit, Moi dont le destin pâle et froid se décolore, J'ai l'attendrissement de dire : Ils sont l'aurore. Leur dialogue obscur m'ouvre des horizons ; Ils s'entendent entr'eux, se donnent leurs raisons. Jugez comme cela disperse mes pensées. En moi, désirs, projets, les choses insensées, Les choses sages, tout, à leur tendre lueur, Tombe, et je ne suis plus qu'un bonhomme rêveur. Je ne sens plus la trouble et secrète secousse Du mal qui nous attire et du sort qui nous pousse. Les enfants chancelants sont nos meilleurs appuis. Je les regarde, et puis je les écoute, et puis Je suis bon, et mon coeur s'apaise en leur présence ; J'accepte les conseils sacrés de l'innocence, Je fus toute ma vie ainsi ; je n'ai jamais Rien connu, dans les deuils comme sur les sommets, De plus doux que l'oubli qui nous envahit l'âme Devant les êtres purs d'où monte une humble flamme ; Je contemple, en nos temps souvent noirs et ternis, Ce point du jour qui sort des berceaux et des nids. Le soir je vais les voir dormir. Sur leurs fronts calmes, Je distingue ébloui l'ombre que font les palmes Et comme une clarté d'étoile à son lever, Et je me dis : À quoi peuvent-ils donc rêver ? Georges songe aux gâteaux, aux beaux jouets étranges, Au chien, au coq, au chat ; et Jeanne pense aux anges. Puis, au réveil, leurs yeux s'ouvrent, pleins de rayons. Ils arrivent, hélas ! à l'heure où nous fuyons. Ils jasent. Parlent-ils ? Oui, comme la fleur parle À la source des bois ; comme leur père Charle, Enfant, parlait jadis à leur tante Dédé ; Comme je vous parlais, de soleil inondé, Ô mes frères, au temps où mon père, jeune homme, Nous regardait jouer dans la caserne, à Rome, À cheval sur sa grande épée, et tout petits. Jeanne qui dans les yeux a le myosotis, Et qui, pour saisir l'ombre entr'ouvrant ses doigts frêles, N'a presque pas de bras ayant encor des ailes, Jeanne harangue, avec des chants où flotte un mot, Georges beau comme un dieu qui serait un marmot. Ce n'est pas la parole, ô ciel bleu, c'est le verbe ; C'est la langue infinie, innocente et superbe Que soupirent les vents, les forêts et les flots ; Les pilotes Jason, Palinure et Typhlos Entendaient la sirène avec cette voix douce Murmurer l'hymne obscur que l'eau profonde émousse ; C'est la musique éparse au fond du mois de mai Qui fait que l'un dit : J'aime, et l'autre, hélas : J'aimai ; C'est le langage vague et lumineux des êtres Nouveau-nés, que la vie attire à ses fenêtres, Et qui, devant avril, éperdus, hésitants, Bourdonnent à la vitre immense du printemps. Ces mots mystérieux que Jeanne dit à George, C'est l'idylle du cygne avec le rouge-gorge, Ce sont les questions que les abeilles font, Et que le lys naïf pose au moineau profond ; C'est ce dessous divin de la vaste harmonie, Le chuchotement, l'ombre ineffable et bénie Jasant, balbutiant des bruits de vision, Et peut-être donnant une explication ; Car les petits enfants étaient hier encore Dans le ciel, et savaient ce que la terre ignore. Ô Jeanne ! Georges ! voix dont j'ai le coeur saisi ! Si les astres chantaient, ils bégaieraient ainsi. Leur front tourné vers nous nous éclaire et nous dore. Oh ! d'où venez-vous donc, inconnus qu'on adore ? Jeanne a l'air étonné ; Georges a les yeux hardis. Ils trébuchent, encore ivres du paradis.
L'art d'être grand-père
Song Cycle by Ferenc Farkas (1905 - 2000)
1. Jeanne et Georges  [sung text not yet checked]
Language: French (Français)
Text Authorship:
- by Victor Hugo (1802 - 1885), "Georges et Jeanne", written 1870, appears in L'Art d'être grand-père, in 1. A Guernesey, no. 6
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Researcher for this text: Emily Ezust [Administrator]2. Jeanne parle  [sung text not yet checked]
Language: French (Français)
Jeanne parle ; elle dit des choses qu'elle ignore ; Elle envoie à la mer qui gronde, au bois sonore, A la nuée, aux fleurs, aux nids, au firmament, A l'immense nature un doux gazouillement, Tout un discours, profond peut-être, qu'elle achève Par un sourire où flotte une âme, où tremble un rêve, Murmure indistinct, vague, obscur, confus, brouillé. Dieu, le bon vieux grand-père, écoute émerveillé.
Text Authorship:
- by Victor Hugo (1802 - 1885), "Jeanne fait son entrée", appears in L'Art d'être grand-père, in 1. A Guernesey, no. 3
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Researcher for this text: Emily Ezust [Administrator]3. L'autre  [sung text not yet checked]
Language: French (Français)
Viens, mon George. Ah ! les fils de nos fils nous enchantent, Ce sont de jeunes voix matinales qui chantent. Ils sont dans nos logis lugubres le retour Des roses, du printemps, de la vie et du jour ! Leur rire nous attire une larme aux paupières Et de notre vieux seuil fait tressaillir les pierres ; De la tombe entr'ouverte et des ans lourds et froids Leur regard radieux dissipe les effrois ; Ils ramènent notre âme aux premières années ; Ils font rouvrir en nous toutes nos fleurs fanées ; Nous nous retrouvons doux, naïfs, heureux de rien ; Le coeur serein s'emplit d'un vague aérien ; En les voyant on croit se voir soi-même éclore ; Oui, devenir aïeul, c'est rentrer dans l'aurore. Le vieillard gai se mêle aux marmots triomphants. Nous nous rapetissons dans les petits enfants. Et, calmés, nous voyons s'envoler dans les branches Notre âme sombre avec toutes ces âmes blanches.
Text Authorship:
- by Victor Hugo (1802 - 1885), "L'autre", appears in L'Art d'être grand-père, in 1. A Guernesey, no. 5
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Researcher for this text: Emily Ezust [Administrator]4. Promenade  [sung text not yet checked]
Language: French (Français)
Je prendrai par la main les deux petits enfants ; J'aime les bois où sont les chevreuils et les faons, Où les cerfs tachetés suivent les biches blanches Et se dressent dans l'ombre effrayés par les branches ; Car les fauves sont pleins d'une telle vapeur Que le frais tremblement des feuilles leur fait peur. Les arbres ont cela de profond qu'ils vous montrent Que l'éden seul est vrai, que les coeurs s'y rencontrent, Et que, hors les amours et les nids, tout est vain ; Théocrite souvent dans le hallier divin Crut entendre marcher doucement la ménade. C'est là que je ferai ma lente promenade Avec les deux marmots. J'entendrai tour à tour Ce que Georges conseille à Jeanne, doux amour, Et ce que Jeanne enseigne à George. En patriarche Que mènent les enfants, je réglerai ma marche Sur le temps que prendront leurs jeux et leurs repas, Et sur la petitesse aimable de leurs pas. Ils cueilleront des fleurs, ils mangeront des mûres. Ô vaste apaisement des forêts ! ô murmures ! Avril vient calmer tout, venant tout embaumer. Je n'ai point d'autre affaire ici-bas que d'aimer.
Text Authorship:
- by Victor Hugo (1802 - 1885), "Je prendrai par la main les deux petits enfants", appears in L'Art d'être grand-père, in 1. A Guernesey, no. 9
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Researcher for this text: Emily Ezust [Administrator]Total word count: 1035