Une deuxième voix s'éleva ; celle-ci, Dans l'azur par degrés mollement obscurci, Parlait non loin d'un fleuve à la farouche plage, Et cette voix semblait le bruit d'un grand feuillage : — Gloire à Sémiramis la fatale ! Elle mit Sur ses palais nos fleurs sans nombre où l'air frémit. Gloire ! en l'épouvantant elle éclaira la terre ; Son lit fut formidable et son cœur solitaire ; Et la mort avait peur d'elle en la mariant. La lumière se fit spectre dans l'Orient, Et fut Sémiramis. Et nous, les arbres sombres Qui, tandis que les toits s'écroulent en décombres, Grandissons, rajeunis sans cesse et reverdis, Nous que sa main posa sur ce sommet jadis, Nous saluons au fond des nuits cette géante ; Notre verdure semble une ruche béante Où viennent s'engouffrer les mille oiseaux du ciel ; Nos bleus lotus penchés sont des urnes de miel ; Nos halliers, tout chargés de fleurs rouges et blanches, Composent, en mêlant confusément leurs branches, En inondant de gomme et d'ambre leurs sarments, Tant d'embûches, d'appeaux et de pièges charmants, Et de filets tressés avec les rameaux frêles, Que le printemps s'est pris dans cette glu les ailes, Et rit dans notre cage et ne peut plus partir. Nos rosiers ont l'air peints de la pourpre de Tyr ; Nos murs prodigieux ont cent portes de cuivre ; Avril s'est fait titan pour nous et nous enivre D'âcres parfums qui font végéter le caillou, Vivre l'herbe, et qui font penser l'animal fou, Et qui, quand l'homme vient errer sous nos pilastres, Font soudain flamboyer ses yeux comme des astres ; Les autres arbres, fils du silence hideux, Ont la terre muette et sourde au-dessous d'eux ; Nous, transplantés dans l'air, plus haut que Babylone Pleine d'un peuple épais qui roule et tourbillonne, Et de pas, et de chars par des buffles traînés, Nous vivons au niveau du nuage, étonnés D'entendre murmurer des voix sous nos racines ; Le voyageur qui vient des campagnes voisines Croit que la grande reine au bras fort, à l'œil sûr, A volé dans l'éden ces forêts de l'azur. Le rayon de midi dans nos fraîcheurs s'émousse ; La lune s'assoupit dans nos chambres de mousse ; Les paons ouvrent leur queue éblouissante au fond Des antres que nos fleurs et nos feuillages font ; Plus d'une nymphe y songe, et dans nos perspectives Parfois se laissent voir des nudités furtives ; La ville, nous ayant sur sa tête, va, vient, Se parle et se répond, querelle, s'entretient, Travaille, achète, vend, forge, allume ses lampes ; Le vent, sur nos plateaux et sur nos longues rampes, Mêle l'horizon vague et les murs et les toits Et les tours au frisson vertigineux des bois, Et nos blancs escaliers, nos porches, nos arcades Flottent dans le nuage écumant des cascades ; Sous nos abris sacrés, nul bruit ne les troublant, Vivent le martinet, l'ibis, le héron blanc Qui porte sur le front deux longues plumes noires ; L'air ride nos bassins, inquiètes baignoires Où viennent s'apaiser les pâles voluptés ; Des bœufs à face humaine, à nos portes sculptés, Témoignent que Belus est le seul roi du monde ; À de certains endroits notre ombre est si profonde Que la nuit en montant aux cieux n'y change rien ; Nous avons vu grandir le trône assyrien ; Nos troncs, contemporains des anciens jours de l'homme, Ont vu le premier arbre et la première pomme, Et, vieux, ils sont puissants, et leurs antiques fûts Ont des rameaux si durs, si noueux, si touffus, Et d'un balancement si noir, que le zéphyre Épuisé s'y fatigue et ne peut leur suffire ; Et leur vaste branchage est fait d'un tel granit Qu'il faudrait l'ouragan pour y bercer un nid. Gloire à Sémiramis qui posa nos terrasses Sur des murs que vient battre en vain le flot des races Et sur des ponts dont l'arche est au-dessus du temps ! Cette reine parfois, sous nos rameaux flottants, Venait rire entre deux écroulements d'empires ; Elle abattait au loin les rois moindres ou pires, Puis s'en allait ayant l'homme jusqu'aux genoux, Et venait respirer contente parmi nous ; Gaie, elle se couchait sur des peaux de panthère ; Quels lieux, quels champs, quels murs, quels palais sur la terre, Hors nous, ont entendu rire Sémiramis ? Nous, les arbres hautains, nous étions ses amis ; Nos taillis ont été les parvis et les salles Où s'épanouissaient ses fêtes colossales ; C'est dans nos bras, que n'a jamais touchés la faulx, Que cette reine a fait ses songes triomphaux ; Nos parfums ont parfois conseillé des supplices ; De ses enivrements nos fleurs furent complices ; Nos sentiers n'ont gardé qu'une trace, son pas. Fils de Sémiramis, nous ne périrons pas ; Ce qu'assembla sa main, qui pourrait le disjoindre ? Nous regardons le siècle après le siècle poindre ; Nous regardons passer les peuples tour à tour ; Nous sommes à jamais, et jusqu'au dernier jour, Jusqu'à ce que l'aurore au front des cieux s'endorme, Les jardins monstrueux pleins de sa joie énorme.
Trois Merveilles du monde, sur des textes de Victor Hugo, pour baryton et piano
by Guillaume Connesson (b. 1970)
1. Les Jardins de Babylone  [sung text not yet checked]
Language: French (Français)
Text Authorship:
- by Victor Hugo (1802 - 1885), "Les Jardins de Babylone", appears in La Légende des siècles, in Nouvelle série (1877), in 10. Les Sept merveilles du monde, no. 2
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Researcher for this text: Emily Ezust [Administrator]2. Le Mausolée  [sung text not yet checked]
Language: French (Français)
Une troisième voix dit : — Sésostris est grand ; Cadmus est sur la terre un homme fulgurant ; Comme Typhon cent bras, Cyrus a cent batailles ; Ochus, portant sa hache aux profondes entailles, Du Taurus fièrement garde l'âpre ravin ; Hécube est sainte ; Achille est terrible et divin ; Il semble, après Thésée, Astyage, Alexandre, Que l'homme trop grandi ne peut plus que descendre ; La calme majesté revêt Belochus trois ; Xercès, de Salamine assiégeant les détroits, Ressemble à l'aquilon des mers ; Penthésilée A sur son dos la peau d'une bête étoilée, Et, superbe, apparaît tendant son arc courbé ; Didon, Sémiramis, Thalestris, Niobé, Resplendissent parmi les profondeurs sereines ; Mais entre tous ces rois, entre toutes ces reines, Reines au sceptre d'or qu'admire un peuple heureux, Rois vainqueurs ou bénis, se disputant entr'eux Ces fiers surnoms, le grand, le beau, le fort, le juste, Artémise est sublime et Mausole est auguste. Je suis le monument du cœur démesuré ; La mort n'est plus la mort sous mon dôme azuré ; Elle est splendide, elle est prospère, elle est vivante ; Elle a tant de porphyre et d'or qu'elle s'en vante ; Je suis le deuil triomphe et le tombeau palais ; Oh ! tant qu'on chantera ce chant : — Oublions-les, Vivons, soyons heureux ! — aux morts gisant sous terre ; Tant que les voluptés riront près du mystère ; Tant qu'on noiera ses deuils dans les vins décevants, Moi l'édifice sombre et superbe, ô vivants, Je jetterai mon ombre à vos joyeux visages ; Jusqu'à la fin des ans, jusqu'au terme des âges, Jusqu'à ce que le temps, las, demande à s'asseoir, Mes cippes, mes piliers, mes arcs, l'aube et le soir Découpant sur le ciel mes frontons taciturnes Où des colosses noirs rêvent, portant des urnes, Mon bronze glorieux et mon marbre sacré Diront : Mausole est mort, Artémise a pleuré. Les siècles, vénérable et triomphante épreuve, À jamais en passant verront la grande veuve Assise sur mon seuil, fantôme saint et doux ; Elle attend le moment d'aller, près de l'époux, Se coucher dans le lit de la noce éternelle ; Elle pare son front d'ache et de fraxinelle, Et se parfume afin de plaire à son mari ; Elle tient un miroir qui n'a jamais souri, Et se met des anneaux aux doigts, et sous ses voiles Peigne ses longs cheveux d'où tombent des étoiles.
Text Authorship:
- by Victor Hugo (1802 - 1885), "Le Mausolée", appears in La Légende des siècles, in Nouvelle série (1877), in 10. Les Sept merveilles du monde, no. 3
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Researcher for this text: Emily Ezust [Administrator]3. Le Phare d'Alexandrie  [sung text not yet checked]
Language: French (Français)
Les nuages erraient dans les souffles des airs, Et la cinquième voix monta du bord des mers : — Sostrate Gnidien regardait les étoiles. De la tente des cieux dorant les larges toiles, Elles resplendissaient dans le nocturne azur ; Leur rayonnement calme emplissait l'éther pur Où le soir le grand char du soleil roule et sombre ; Elles croisaient, au fond des clairs plafonds de l'ombre Où le jour met sa pourpre et la nuit ses airains, Leurs chœurs harmonieux et leurs groupes sereins ; Le sinistre océan grondait au-dessous d'elles ; L'onde à coups de nageoire et les vents à coups d'ailes Luttaient, et l'âpre houle et le rude aquilon S'attaquaient dans un blême et fauve tourbillon ; Éole fou prenait aux cheveux Neptune ivre ; Et c'était la pitié du songeur que de suivre Les pauvres nautoniers de son œil soucieux ; Partout piége et naufrage ; il tombait de ces cieux Sur l'esquif et la barque et les fortes trirèmes Une foule d'instants terribles ou suprêmes ; Et pas une clarté pour dire : Ici le port ! Le gouffre, redoublant de tourmente et d'effort, Vomissait sur les nefs, d'horreur exténuées, Toute son épouvante et toutes ses nuées ; Et les brusques écueils surgissaient ; et comment S'enfuir dans ce farouche et noir déchirement ? Et les marins perdus se courbaient sous l'orage ; La mort leur laissait voir, comme un dernier mirage, La terre s'éclipsant derrière les agrès, Les maisons, les foyers pleins de tant de regrets, Des fantômes d'enfants à genoux, et des rêves De femmes se tordant les bras le long des grèves ; On entendait crier de lamentables voix : — Adieu, terre ! patrie, adieu ! collines, bois, Village où je suis né, vallée où nous vécûmes ! ... — Et tout s'engloutissait dans de vastes écumes, Tout mourait ; puis le calme, ainsi que le jour naît, Presque coupable et presque infâme, revenait ; Le ciel, l'onde, achevaient en concert leur mêlée ; L'hydre verte laissait luire l'hydre étoilée ; L'océan se mettait, plein de morts, teint de sang, À gazouiller ainsi qu'un enfant innocent ; Cependant l'algue allait et venait dans les chambres Des navires roulant au fond de l'eau leurs membres ; Les bâtiments noyés rampaient au plus profond Des flots qui savent seuls dans l'ombre ce qu'ils font. Tristes esquifs partis, croyant aux providences ! Et les sphères menaient dans le ciel bleu leurs danses ; Et, n'ayant pu montrer ni le port ni l'écueil, Ni préserver la nef de devenir cercueil, Les constellations, jetant leur lueur pâle Jusqu'au lit ténébreux de la grande eau fatale, Et sous l'onde, et parmi les effrayants roseaux, Dessinant la figure obscure des vaisseaux, Poupes et mâts, débris des sapins et des ormes, Éclairaient vaguement ces squelettes difformes, Et faisaient sous l'écume, au fond du gouffre amer, Rire aux dépens des dieux les monstres de la mer. Les morts flottaient sous l'eau qui jamais ne s'arrête, Et par moments, levant hors de l'onde la tête, Ils semblaient adresser, dans leurs vagues réveils, Une question sombre et terrible aux soleils. C'est alors que, des flots dorant les sombres cimes, Voulant sauver l'honneur des Jupiters sublimes, Voulant montrer l'asile aux matelots, rêvant Dans son Alexandrie, à l'épreuve du vent, La haute majesté d'un phare inébranlable À la solidité des montagnes semblable, Présent jusqu'à la fin des siècles sur la mer, Avec du jaspe, avec du marbre, avec du fer, Avec les durs granits taillés en tétraèdres, Avec le roc des monts, avec le bois des cèdres, Et le feu qu'un titan a presque osé créer, Sostrate Gnidien me fit, pour suppléer, Sur les eaux, dans les nuits fécondes en désastres, À l'inutilité magnifique des astres.
Text Authorship:
- by Victor Hugo (1802 - 1885), "Le Phare", appears in La Légende des siècles, in Nouvelle série (1877), in 10. Les Sept merveilles du monde, no. 5
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