Ainsi, je t'ai finalement délivrée
Des rangs de cette violente foule !
Tu es enchaînée à mon bras,
Tu es maintenant à moi, à moi seul !
À cette heure tout dort,
Nous seuls vivons encore en ce monde ;
Comme dans le silencieux fond des eaux,
Le dieu de la mer retient sa déesse.

Il a disparu tout ce brutal tumulte
Qui en moi engloutissait tes paroles ;
Ton doux babillage amoureux
Est maintenant ma seule et douce mélodie.
La terre repose enveloppée de nuit,
Aucune lumière ne brille sur champs ou étang ;
Seule la lueur de cette lampe emplit
Encore le petit royaume  de notre amour !

Ô petit pont, ne te brise pas, tu trembles tant !
Ô rocher, ne te renverse pas, tu menaces tant,
Monde, ne t'écroule pas, Ciel, ne tombe pas,
Tant que je ne suis pas près de ma bien‑aimée !

L'eau grondait, l'eau s'enflait,
Un pêcheur était assis au bord,
Tranquille, il regardait sa canne,
Imperturbable jusqu'au tréfonds du cœur.
Et alors qu'il était assis et surveillait,
Les flots s'entre‑ouvrirent :
De l'eau agitée émergea
Une femme ruisselante.

Elle lui chanta, elle lui dit :
Pourquoi affrioles‑tu ma couvée
Avec humaine ruse et artifice
Pour une ardente mort ?
Ah, si tu savais combien le petit poisson
Est bien au fond de l'eau,
Tu y plongerais, comme tu es,
Et serais aussitôt guéri.

Le soleil chéri ne se rafraîchit‑il pas,
Ainsi que la lune, dans la mer ?
Leur visage baigné de vagues
N'en sort‑il pas deux fois plus beau ?
N'es‑tu pas attiré par le ciel profond,
Ce bleu liquide et transfiguré ?
N'es‑tu pas attiré par ton propre visage
Dans la rosée éternelle ?

L'eau grondait, l'eau s'enflait,
Elle mouilla son pied nu ;
Son cœur se gonfla de désir
Comme à l'appel de sa bien‑aimée.
Elle lui parlait, elle lui chantait ;
C'en était fait de lui ;
À demi tiré par elle, à demi sombrant,
On ne l'a plus jamais vu.

Elle ne pouvait me dire le moindre mot,
Il y avait trop d'espions sur le qui-vive ;
Je ne pouvais qu'en chuchotant quémander un regard,
Et je comprenais bien ce qu'elle disait.
Je suis entré doucement dans ton silence,
Toi belle tente de hêtres feuillus,
Sous ta verte couverture cache
Les amoureux aux yeux du monde !

On entend au loin le bruit confus
D'un jour affairé au travail,
Et parmi le grondement sourd des voix,
Je reconnais les lourds coups du marteau.
C'est ainsi que l'homme s'efforce avec amertume
D'obtenir de l'âpre ciel un pauvre destin ;
Pourtant facilement acquis, du cœur
Des dieux le bonheur tombe ici-bas.

Que les hommes n'apprennent jamais
Combien un amour fidèle sans bruit nous comble !
Ils ne peuvent qu'altérer la joie,
Car la joie même jamais ne se ravit.
Le monde n'accordera jamais le bonheur,
Il n'est qu'une proie qu'on attrape
Ou bien tu le fais, ou bien tu le dérobes,
Avant d'être surpris par le ressentiment.

Il vient doucement, se glisse sur la pointe des pieds,
Aime le silence et la nuit
S'enfuit à pas rapides,
Là où veillent les yeux du traître.
Ô enlace-toi toi aimable source,
Autour de nous et d'un large courant,
Avec de hautes vagues menaçantes
Protège ce royaume.

On pressent encore à peine la lumière du soleil,
Les cloches du matin
N'ont pas encore retenti dans la sombre vallée.

Comme est calme le grand espace de la forêt !
Les oiseaux ne gazouillent qu'en rêve,
Aucun chant ne s'est élevé.

Longtemps j'étais resté dans les champs
Et j'avais déjà imaginé ce chant,
Et je l'ai chanté à pleine voix.

Bien-aimé, où erre
Ton pied hésitant ?
Le rossignol parle
De désir et de baiser.

Les arbres chuchotent
Dans une lumière dorée.
Des rêves se glissent
Par ma fenêtre.

Ah ! Connais-tu la langueur
D'un cœur qui bat ?
Ces pensées et aspirations
Emplies de tourment, emplies de plaisir ?

Donne des ailes à ta hâte
Et sauve-moi.
Durant les heures de nuit,
Enfuyons-nous d'ici.

Les voiles, elles, se gonflent,,
La peur est dérisoire :
Là-bas, au-delà des vagues
Est le pays de nos pères.

Notre patrie s'éloigne ;
Eh bien soit !
L'amour, lui, dilate
La pensée avec force.

Écoute ! Les vagues de la mer
Chantent joyeusement.
Elles bondissent et sautent
Avec exubérance.

Et devraient-elles gémir ?
Elles t'appellent !
Elles savent qu'elles portent
L'amour d'ici.